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Dans la capitale, l’Hedreen avait regagné le port. Du haut de la Forteresse, Astyan observait les manœuvres adverses. Mentalement, le Titan avait surpris la colère du dieu-serpent lorsqu’il avait découvert que l’uraan de ses bombes avait été transmuté en plomb. Depuis, la flotte ennemie avait pris ses distances, et semblait décidée à organiser un blocus en attendant la réussite de ses opérations de débarquement à Doïra et sur la plage des Albatros. Mais toutes deux avaient échoué. Alors que déciderait le dieu-serpent ?

Tout à coup, à son côté, Anéa pâlit.

— Ashertari, murmura-t-elle. Elle vient de quitter la flotte ennemie.

Elle ferma les yeux et se concentra.

— Elle a pris une soixantaine de navires, souffla la jeune femme. Elle va contourner Poséidonia par l’est et débarquer pour nous prendre à revers. Elle sait que je suis avec elle en ce moment. Elle m’appelle.

— Que veux-tu dire ?

— Elle veut que je l’affronte seule à seule.

— C’est un piège.

— Bien sûr c’est un piège. Mais je dois la combattre, Astyan.

Astyan ressentait dans son propre esprit l’écho de la tension qui s’était emparée de sa compagne. Brusquement, elle dressa un écran mental pour rompre le contact avec sa sœur.

— J’ai accepté ! Mais ne crains rien. Je ne lui laisserai aucune chance.

Ses yeux reflétaient une détermination sauvage.

— Où compte-t-elle aborder ? demanda Astyan.

— À Lyvia, une petite ville de pêcheurs construite non loin de ce qui fut autrefois Pos’Eïden.

Une foule de souvenirs leur traversèrent un moment l’esprit. Astyan commenta :

— La piste qui relie Lyvia à Poséidonia peut lui permettre d’être ici dans moins de six jours.

— C’est exact. Si elle réussit à l’emprunter…

Elle serra les dents, puis ses lèvres s’étirèrent sur un sourire énigmatique. Astyan comprit instantanément l’idée qui avait jailli dans l’esprit de sa compagne.

— C’est de la démence. Tu n’y parviendras jamais.

— Pas avec une armée importante, c’est vrai. Mais une petite troupe bien entraînée devrait pouvoir passer. J’ai moi aussi formé quelques gardes ces derniers mois. Ce sont eux que je veux. Je les connais, et ils me font confiance.

— Laisse-moi y aller avec toi ! insista-t-il.

— Non ! Ta place est ici, tu le sais bien.

Évidemment, elle avait raison. Pour tous à présent, y compris pour Woodian et Fraïa, il représentait le prince, le chef incontesté. La mort dans l’âme, il demanda :

— Combien d’hommes te faut-il ?

— Deux cents devraient suffire – afin de donner le change. Si tout va bien, tous reviendront vivants.

Astyan s’insurgea.

— Tu n’y penses pas ! Elle est partie avec au moins trente mille guerriers, dont un quart de monstres hybrides.

— C’est justement cela qui va la perdre.

Il secoua la tête, écarta les bras dans un geste d’impuissance, puis leva les yeux au ciel.

— Grands Dieux, nos pères, pourriez-vous m’expliquer comment faire entendre raison à une femme plus entêtée qu’une mule ?

Anéa éclata de rire, puis noua ses mains autour de son cou.

— Dois-je te rappeler que pour ce qui est de l’entêtement, tu n’as rien à m’envier, mon cher seigneur ?

— Et toi, n’as-tu pas oublié que tu portes un bébé ?

— Ce n’est pas le premier, que je sache. En six mille ans, combien en ai-je mis au monde ?

— Pas dans ces conditions !

— Mais il ne va pas naître tout de suite.

— Tu risques de le perdre.

— Non ! Je ferai attention.

— C’est de la folie.

— Deux cents guerriers, que je choisirai moi-même ! insista-t-elle en lui dédiant un sourire irrésistible.

— Décidément, grommela-t-il, malgré mon grand âge, je crois que j’ai encore beaucoup à apprendre sur les femmes. Et surtout sur la mienne !

Il hésita, puis rendit les armes.

— C’est bon, tu auras tes hommes.

La jeune femme plongea son regard d’émeraude dans les yeux d’Astyan.

— Accorde-moi ta confiance, mon bien-aimé. Nos vies comptent peu devant la sauvegarde de l’Atlantide. Si nous échouons, c’est le monde tout entier qui risque de sombrer dans le chaos.

— Tu connais la perfidie d’Ashertari. Si elle déjoue tes plans…

— Elle s’est moquée de moi une fois. Je ne tomberai plus dans ses pièges. Mais je dois l’affronter : il faut que l’une de nous disparaisse.

Plus tard dans la nuit, Anéa gagna le fort de Karinatos, que l’on avait bâti sur les ruines de la demeure de l’architecte Palarkos. Elle y retrouva le capitaine Targhos, qui dirigeait une compagnie de deux mille guerriers impatients de participer aux combats qui se déroulaient sur mer. Mais, tout comme ceux des douze forteresses que l’on avait érigées à la périphérie de Poséidonia, ils devaient se tenir prêts à une invasion par l’intérieur des terres.

Anéa fut accueillie avec enthousiasme. Cependant, lorsqu’elle fit connaître son intention de n’emmener que deux cents soldats, Targhos se récria.

— Princesse, déclara-t-il, si ce que tu supposes est vrai, ils seront cent fois plus nombreux que nous. Quelle chance aurons-nous ?

Cependant la Titanide se montra inflexible. Elle sélectionna parmi les guerriers ceux qu’elle connaissait pour les avoir formés elle-même au cours des dernières lunes. Ravis de servir sous les ordres de cette femme pour laquelle ils éprouvaient tous une adoration totale, ils s’équipèrent des armes les plus puissantes que recelait l’arsenal de Poséidonia. Tous possédaient parfaitement le maniement du lance-éclairs, de l’épée, du poignard, de la lance et de l’arc. Sur l’ordre d’Anéa, ils se munirent aussi d’explosifs. Puis, sous l’œil envieux de leurs camarades demeurant au fort, ils se fondirent dans la nuit, montés sur des petits chevaux initialement dressés pour la chasse dans les marais, et que l’on avait reconvertis en montures de combat. Targhos avait insisté pour prendre la tête du détachement. Anéa avait accepté. C’était un homme de grand sang-froid, respecté par ses guerriers.

Anéa savait qu’il faudrait trois jours à Ashertari pour débarquer à Lyvia. Cela lui laissait à peine le temps de se rendre sur place, en avançant à marche forcée jour et nuit.

Cependant la pluie battante qui se mit à tomber dès qu’ils eurent franchi les derniers faubourgs de Poséidonia refroidit son ardeur. Un doute insidieux s’empara d’elle : et si elle s’était trompée ? N’avait-elle pas fait preuve d’un orgueil démesuré ?

Si son plan échouait, rien n’empêcherait la horde sauvage d’Ashertari de prendre la cité à revers. Elle adressa alors une prière muette à Gaïa. Son pays, ce pays qu’elle connaissait depuis si longtemps, auquel elle appartenait, ne pouvait la trahir.